1.31.2008

Encore une histoire de... NAUFRAGE !














Récit du naufrage du « Essex »
Sur la côte du Labrador

Le 3 Novembre, 1874

Ceci est le journal du matelot de deuxième classe
Gilbert William Sinclair.

À Mr Gilbert Jones. Sr
Caterpillar Point
Wolf Bay. Labrador.

La barque « Essex » a quitté Liverpool le 11 août 1874, sous le commandement du Capitaine William Murrow et un équipage de 18 personnes. Il est arrivé à Québec, le 21 septembre après un voyage de 40 jours. Nous avons été retenus à Québec jusqu’au 27 [sic] octobre quand nous sommes partis pour Aberdeen sous le contrôle d’un pilote.

Le soir même de notre départ, nous avons rencontré un brouillard épais et nous avons dû jeter l’ancre. Nous étions alors dans la traverse. Vers 10 heure p.m., la mer baissant, nous avons touché le fond. Nous avons aussitôt actionné les treuils et après deux heures de dur labeur, et avec l’aide d’un remorqueur à vapeur, nous avons pu nous dégager et reprendre notre route. Vers le lever du jour le matin suivant, le pilote qui nous conduisait a hélé le capitaine du remorqueur. Celui-ci ayant mal interprété les paroles du pilote stoppa immédiatement ses moteurs et notre élan nous poussa en collision avec le remorqueur. Le choc nous fit perdre notre beaupré, notre grand étai et une partie de notre gréement. Nous avons dû à nouveau jeter l’ancre et la plus grande partie de la journée fut prise à réparer nos dégâts tant bien que mal. À la tombée de la nuit, nous partîmes de nouveau, remorqués jusqu’au Bic où le pilote et le remorqueur furent laissés.

Il ne se passa rien à signaler pendant les quatre ou cinq jours suivants. Le soir du 2 [sic] octobre, nous avons perdu de vue la lumière du Sud - Ouest d’Anticosti. Le temps était brumeux avec des bourrasques de neige. Notre course était pour le Détroit de Belle-Isle et le soir du 3 octobre comme nous allions dans une direction Est ou Est Demi Sud, poussé par un bon vent, nous avons frappé un récif immergé, au large du Cap Whittle. À ce moment-là, nous étions dans la mâture à ferler la grand-voile avant que le guet de 8 heures ne s’achève. Nous sommes descendus immédiatement et avons commencé à préparer les chaloupes car le bateau frappait violemment contre le récif et il gîtait dangereusement sur le flanc. À 10 heures, nous avons sorti une chaloupe avec deux hommes à bord. Peu après, l’arrière [de l’Essex] se brisa et nous perdîmes notre gouvernail. Nous nous sommes immédiatement préparés à jeter l’ancre et l’avons lâché. Cependant, le fond rocheux ne permettait pas de prise à l’ancre et nous avons commencé à dériver jusqu’à 7 brasses d’eau et nous avons ramené l’ancre. Dès que nous avons frappé le récif, nous avons actionné les pompes sans arrêt. Mais, l’eau s’engouffrait tellement vite que bientôt, le bateau était complètement inondé. Notre gouvernail étant parti, nous n’avions plus aucun contrôle sur le bateau.

Vers 8 heures le lendemain matin, nous avons dû l’abandonner en apportant avec nous le linge que nous pouvions et quelques provisions. Nous avons ramé vers la terre, une distance de quelque cinq milles. Nous avons touché terre vers 2hre p. m. le 4 octobre. À l’aide d’une vieille voile, nous avons monté une tente et fait un feu.

Le lendemain, nous sommes retournés au bateau avec une des chaloupes et un équipage de huit hommes. Nous avons ramené un baril de farine, du pain et d’autres vêtements. Pendant ce temps, une autre de nos chaloupes avait exploré les environs dans l’espoir de trouver des habitations, mais sans succès. Le jour suivant, un autre équipage a été envoyé à la recherche d’habitants et après un bon bout de temps, nous avons fini par trouver un vieux poste de pêche au saumon. Nous sommes retournés vers les autres, mais nous fumes consternés de voir que le bateau avait été complètement écrasé contre les rochers. Ses mâts étaient cassés sur le pont et la mer l’inondait complètement. Le temps était très mauvais et il était pratiquement impossible de longer la côte soit en montant soit en descendant. Il fut donc décidé de nous rendre à l’établissement de pêche que nous avions trouvé. Donc, le matin du 7 octobre, nous sommes tous partis pour le poste de pêche au saumon. Dès notre arrivée, nous sommes retournés au bateau avec deux chaloupes pour essayer de récupérer le plus de provisions et d’équipement possible. Nous avons réussi à sortir du bateau huit barils de farine, six ou sept barils de porc et de bœuf ainsi que six ou sept quintaux de biscuit. Les neuf ou dix jours suivants furent employés à récupérer tout ce que nous pouvions de l’épave.

Le 9, nous avons vu les premiers signes d’humains de ces parages. Un habitant de la Côte, dénommé Mr Gilbert Jones, est venu au poste de pêche avec son jeune fils Fred, en bateau. Il était le propriétaire de l’établissement et il consentit à ce que nous occupions sa propriété tout l’hiver si nous pouvions le rendre habitable. Il nous offrit même de nous approvisionner si nous venions à manquer de provisions.

La nuit du 20, pendant une forte tempête de neige, le bateau se brisa en deux morceaux et le 21, une partie du cargo se mit à flotter en vue du rivage. Pendant les trois ou quatre jours suivants, nous avons récupéré quelque 400 [paquets] et cinquante boites. Par après, tout notre temps fut consacré à trouver et couper du bois de chauffage en vue de l’hiver qui arrive sur la Côte du Labrador avec beaucoup de vigueur. Nous allions aussi à la chasse et avons réussi à tuer du canard sauvage et des perdrix. Monsieur Jones nous avait aimablement fourni de la poudre et du plomb. À l’arrivée de l’hiver, nous étions installés assez confortablement.

Le 2 décembre, nous avons aperçu une goélette au large des îles de Wahpitigun [Oapitagan]. Ce fut un moment de grande joie et d’excitation. Nos chaloupes étaient malheureusement toutes montées et renversées. Quelques hommes sont montés sur le dessus de la colline et ont hissé un drapeau. Pendant ce temps, d’autres s’occupaient de lancer une de nos chaloupes que dix hommes ont finalement conduite en direction de la goélette. Il ventait très fort et la mer était très agitée et nous ne pouvions gagner sur la goélette, malgré la voile que nous avions hissée et l’effort de nos rameurs. Nous étions mouillés jusqu’aux os et le temps était affreusement froid. Finalement la goélette prit une bordée vers la terre et nous avons dû arrêter notre poursuite. Pendant ce temps, ceux qui étaient restés à terre avaient allumé de grands feux afin d’attirer l’attention de ce bateau, mais tout fut en vain.

Nous avons atteint le rivage à 6 heures p. m. transis de froid et tout engourdis. La nuit était mauvaise et il neigeait. Nous espérions que la goélette s’arrêterait et qu’au matin elle vienne à notre secours. Mais nous ne l’avons jamais revue ni entendu parler d’elle.

Vers Noël, les baies étaient toutes gelées. Le soir de Noël quatre de nos hommes sont partis pour l’habitation de Mr Jones. Ils sont revenus deux jours plus tard avec Mr Jones qui les ramenait dans sa «sleigh» (cométique) et ses chiens. Ils avaient été très cordialement reçus par la famille Jones. Depuis ce temps, il y avait toujours un ou deux de nos hommes chez les Jones et nous étions toujours accueillis à bras ouverts. Vers le Jour de l’An, le Capitaine et son épouse se sont rendus habiter en permanence chez eux. Ils y sont restés jusqu’à la fin de l’hiver.

En janvier, quand la mer fut complètement gelée, le Capitaine et Mr Jones se sont rendus à Natashquan, dans le but de trouver une goélette qui pourrait nous sortir de notre refuge au printemps. Il y avait un homme à Kégashka du nom de Foreman, qui avait une goélette, mais elle ne pourrait être sortie des glaces qu’à la fin du mois d’avril. Il fut donc décidé que nous irions tous à Natashquan en cométique. Natashquan est située à 90 milles environ à l’ouest de Wolf Bay, où nous avions fait naufrage. Il y a quelque 400 habitants, la plupart français. Puisque nos provisions diminuent, le Capitaine croit que c’est, pour nous, la meilleure chose à faire.

1875
Le 6 mars. Le charpentier du bateau est parti pour Kégashka aujourd’hui avec ses outils et ses vêtements. Mr Jones l’y amène. Demain, un autre cométique partira avec les affaires du Capitaine. Le 9, le lieutenant et moi-même sommes partis en descendant avec un français qui avait passé la nuit ici. Le 11, nous sommes revenus, et avons constaté que Mr Jones était revenu de Kégashka, et était reparti ce matin avec un chargement de nos affaires. Le 13, Mr Forman est descendu et a apporté un chargement de nos affaires. Le steward est parti avec lui. Le 15, forte chute de neige cette nuit et le vent souffle encore très fort de ouest-sud-ouest. La glace sur la mer est brisée et l’on voit l’eau de notre refuge. La tempête est trop forte pour que nous partions aujourd’hui.

Le 16 mars. Ce matin il fait beau. Mr Jones est venu et il repart pour Kégashka avec une charge de nos affaires. Cinq hommes partent avec lui. Un homme est venu de l’est et nous a apporté de l’huile. Le Capitaine a préparé un papier pour Mr Jones pour le remercier pour tout ce qu’il a fait pour nous tout au long de l’hiver. Nous avons tous signé ce papier de bon cœur il va sans dire.. Par la même occasion, nous disons un grand merci à Mr et Mme Jones et leur famille, pour toutes leurs bonnes attentions qu’ils nous ont prodiguées tout au long de l’hiver en nous fournissant tout ce dont nous avions besoin à même leurs propres réserves.

Je termine donc mon journal, avec mes plus vifs remerciements à Mr Jones.

Je suis,
Sincèrement vôtre,
Gilbert William Sinclair,
Matelot 2ième classe.

16 mars, 1875

À suivre...

B. Landry